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Le voyage de Sartigan
Lors de son arrivée à Upsgran, alors qu’Amos était encore sur l’ile de Freyja, Lolya avait confié aux habitants du village ses visions et ses rêves. La nécromancienne avait vu en songe la mère d’Amos lui confier qu’elle était prisonnière des Sumériens avec Sartigan, et qu’ensemble ils travaillaient comme esclaves à l’érection de la tour. En vérité, cette vision ne racontait pas vraiment l’histoire du maitre et de son voyage vers El-Bab. Lolya avait imaginé quelques événements et reconstruit une histoire cohérente autour de son rêve.
Le jour où Amos avait quitté Upsgran pour l’île de Freyja, Sartigan avait empoigné son baluchon et avait longuement marché vers l’est. Le vieux maitre avait dit à son élève qu’il avait ses propres projets à mener à bien de son côté. En réalité, le plan de Sartigan se résumait à retrouver la mère d’Amos, Frilla Daragon.
Dans toute sa sagesse, le vieux maitre savait que ce que nous cherchons nous cherche aussi. Pour lui, cela signifiait simplement que son désir de retrouver Frilla le conduirait inévitablement à elle. Il n’avait qu’à se laisser porter par le courant des événements sans essayer d’en modifier le cours. Chacun de ses pas était animé par cette pensée et chaque nouvelle journée, empreinte de cette certitude.
Le vieillard marcha longtemps sans que rien ne vienne troubler le rythme de ses petites foulées. Il traversa plusieurs villages, parfois inhospitaliers, puis finit par s’enfoncer au cœur des contrées barbares. Jusque-là, il n’avait jamais eu à se cacher ni à fuir un danger quelconque ni même à éviter un obstacle. La tête haute et l’esprit alerte, il continua à avancer droit devant lui. Toutefois, il se hasarda un jour à traverser le centre d’un village d’esclavagistes. Dès qu’il y eut pénétré, Sartigan fut entouré de solides guerriers hostiles et armés auxquels il n’opposa aucune résistance. Le maitre aurait facilement pu maîtriser ces hommes et, à lui seul, transformer cette agglomération rurale en cendres, mais lorsqu’on l’amena brutalement devant le chef du clan, il se contenta de sourire tranquillement.
Le maitre du village, une brute aux yeux vitreux et à la physionomie arrogante, l’interrogea férocement sans qu’il puisse répondre à aucune de ses questions ; certes, le vieillard aurait aimé discuter avec le chef, mais il ne parlait pas sa langue. Il n’avait que quelques notions élémentaires en langue nordique et ne disposait donc pas des connaissances nécessaires pour déchiffrer le sens de ce patois barbare. Finalement, devant le mutisme de Sartigan, le chef perdit patience et ordonna qu’on lui coupe la tête.
Une autre grosse brute dégaina immédiatement son épée et s’élança en direction du vieillard. Le maitre baissa légèrement la tête afin de parer le coup, saisit le poignet du colosse entre son pouce et son index et, d’un mouvement étonnamment agile, redirigea l’arme contre son assaillant. Le barbare se transperça lui-même le corps et s’écroula. Sartigan se contenta encore une fois de sourire et demeura immobile. Hors de lui, le chef bondit de son siège et attrapa une gigantesque hache de guerre qu’un des malotrus lui tendait. Puis il chargea furieusement Sartigan. Le maitre évita avec facilité son agresseur qui se retrouva face contre terre. L’orgueil en morceaux, celui-ci se remit sur ses pieds et s’élança de nouveau en hurlant toute sa rage. Cette fois, le vieillard réussit à l’esquiver en opérant un croc-en-jambe qui fit mordre la poussière au chef. À bout de nerfs, ce dernier répéta l’attaque et encaissa un nouvel échec ; il embrassa ainsi des dizaines de fois le sol avant d’ordonner à ses hommes de saisir Sartigan et de l’enfermer dans une cage. Cependant, personne n’osait plus approcher le vieillard et c’est de façon exagérément courtoise que les barbares indiquèrent au maître le chemin des cages d’esclaves. Sartigan se prêta au jeu et se laissa enfermer sans rechigner.
Après avoir fermé la cage à clé, le chef, épuisé par la bataille et encore à bout de souffle, ressentit un engourdissement dans son bras droit. Quelques heures plus tard, il était sur le dos, terrassé par une crise cardiaque. Il mourut dans la nuit.
Contre toute attente, c’est avec plaisir que Sartigan joignit la communauté des esclaves. Philosophe, le vieillard se disait que ses pas l’avaient sans doute conduit dans ce village pour une raison précise. Laquelle ? Il l’ignorait encore, mais le découvrirait bien tôt ou tard. En attendant que le destin se manifeste, le travail forcé serait une activité bénéfique pour son corps et son esprit. Contrairement aux autres prisonniers, le maître savait qu’il avait la capacité de fuir pour reprendre sa liberté s’il le désirait. Il avait en lui la sagesse et la science qui ouvrent toutes les portes, y compris celles qui paraissent les plus hermétiquement verrouillées. Il restait emprisonné afin de mieux suivre la route le menant vers Frilla ; c’était pour lui une façon différente de poursuivre son chemin.
Au cours de son séjour chez eux, les barbares ne maltraitèrent pas Sartigan. Comme ils se méfiaient de lui, ils eurent tôt fait d’abandonner l’idée de le flageller et, du coup, commencèrent même à être moins brutaux avec les autres esclaves. La présence silencieuse du vieillard, son sourire et son air sereins eurent pour effet de réduire la tension entre les détenus et leurs geôliers. Malgré son haleine toujours aussi déplaisante, le vieillard devint un modèle et bientôt les esclaves commencèrent à imiter son attitude.
Chaque soir, après le dur labeur de la journée, plutôt que de se plaindre, de broyer du noir et d’imputer leurs misères aux dieux, les prisonniers commencèrent à suivre les enseignements du maître Sartigan et ils en vinrent bientôt à méditer dans le plus grand calme. Jambes croisées et le dos droit, tous assis au fond de leur prison individuelle, les femmes et les hommes comprenaient que la pensée agissait directement sur les sentiments. Avoir les idées claires leur permettait d’entrer en contact avec leurs émotions et de sublimer les douleurs causées par le travail forcé. Ils pouvaient faire courir leur esprit librement et visualiser un avenir meilleur. Sartigan leur disait que la méditation leur permettrait non seulement de mieux se connaître, mais également de mieux connaître ceux qui les entouraient. Au fil des soirées, il leur apprit ainsi à évacuer la haine accumulée et à vivre pleinement l’instant présent.
Puis vint le jour où Sartigan et tous les autres prisonniers furent embarqués dans une grande cage montée sur roues pour prendre la route d’Arnakech : les barbares avaient décidé qu’il était temps d’aller les vendre aux Sumériens. C’est pendant le trajet que Sartigan choisit de raconter, toujours dans une langue nordique approximative, quelques vieilles histoires de son enfance. Depuis toujours, ces contes et ces légendes servaient de base à son enseignement, et c’est avec passion que les prisonniers accueillirent ces nouvelles paroles du maître.
Sartigan raconta l’histoire d’un grand roi qui voulut un jour de belles baguettes, sculptées dans l’ivoire, pour manger son bol de riz. À la suite de cette demande et redoutant d’énormes problèmes, son ministre des Finances fut pris de panique et il interdit aux artisans du royaume de fabriquer ces précieux accessoires. Très mécontent, le souverain fit alors venir son ministre et le somma d’expliquer son insubordination. Par crainte de subir quelque sanction, l’homme demanda mille fois pardon, mais expliqua que c’était, selon lui, l’unique façon de sauver le royaume de la ruine :
— Grand Souverain, de belles baguettes sculptées dans l’ivoire ne conviendront sûrement pas à un vulgaire bol de bois ! Il vous faudra sans doute avoir un bol en or pour honorer vos baguettes, n’est-ce pas ?
— Effectivement, dit le grand roi, j’y avais pensé…
— Pourrez-vous ensuite prendre du plaisir à boire dans de simples verres ? lui demanda son conseiller. Vous savez bien que vous aurez besoin de verres en jade et de nouvelles assiettes richement décorées de pierres précieuses pour accompagner votre bol en or et vos baguettes d’ivoire. Ensuite, il ne sera certainement plus question de vous faire servir des mets ordinaires avec de si magnifiques couverts ! Oh que non ! Vous voudrez des plats exotiques et des viandes de choix. De fins bouillons agrémenteront vos repas et ceux de vos invités, car bien sûr vous voudrez exhiber la somptuosité et la valeur de votre table. Sans compter que tout ce faste exigera de vous que vous soyez habillé de soies fines et autres rares tissus. Vous souhaiterez également moderniser le palais, faire construire un étage additionnel pour vos réceptions mondaines et agrandir vos jardins. En un rien de temps, la richesse de vos coffres fondra et vous n’aurez d’autre choix que d’aller en guerre pour acquérir de nouvelles richesses et taxer les territoires nouvellement conquis. Pensez que vous vous ferez de nombreux ennemis qui tenteront de vous renverser. La tension vous fera perdre la raison et cela vous fera prendre UNE, oui, une seule mauvaise décision tactique et fatale ! Vos armées seront vaincues et votre cousin, souverain du royaume voisin, mettra la main sur vos terres et détruira sans vergogne ce que vous avez mis des années à construire. Tout cela parce que vous aurez eu, un jour, l’envie de manger avec des baguettes en ivoire. Grand Souverain, pour votre bien-être et celui du royaume, je vous supplie de rester humble et de continuer à utiliser vos excellentes baguettes de bois.
— En effet, tu n’as pas tort. Je reconnais que tu es sage, cher ministre, répondit le roi. Merci de m’avoir prévenu d’une déchéance éventuelle qui aurait aussi entraîné celle de ma descendance. Tu seras récompensé pour ta loyauté.
La morale de l’histoire, termina Sartigan, est que l’avenir des peuples, les petits comme les grands, dépend des actions, même toutes petites, des dirigeants. Cette logique s’applique aussi aux individus. Il faut savoir interpréter les signes et prévoir l’évolution de la vie. D’ailleurs, leur avait-il promis, vous serez tous libres bien avant la fin de ce voyage.
Le maitre avait remarqué que, depuis l’élection du nouveau chef, la tribu était divisée en deux clans. La tension était palpable et un renversement d’autorité, fort probable.
À l’exception du cheval qui tirait la cage des prisonniers, les barbares ne possédaient pas de chevaux et devaient accompagner les esclaves à pied à Arnakech. Sartigan faisait exprès de s’allonger dans la cage, de bâiller et de se prélasser pour bien montrer à tous la chance exceptionnelle qu’il avait de ne pas faire le trajet à pied. La frustration, mêlée à la fatigue du voyage, créa un climat très malsain chez les barbares et, après quelques semaines de route, la révolte éclata. Les sauvages esclavagistes s’entretuèrent et le clan des mécontents prit le pouvoir de force.
Aussitôt, le nouveau chef décida que les esclaves marcheraient et que les barbares feraient le voyage en se prélassant dans la cage. On libéra les prisonniers et, trop contents de leur succès, les geôliers s’installèrent dans le cachot en rigolant, en chantant et en dansant. Sartigan verrouilla alors la porte de la grande cage, ce qui eut naturellement pour effet d’emprisonner les barbares à l’intérieur. Au grand désespoir des anciens maîtres, la situation s’était en quelques secondes complètement renversée. Les esclaves maintenant libres remercièrent Sartigan et partirent chacun de leur côté. Le maitre prit alors les rênes de la prison roulante et continua lentement le voyage vers Arnakech.
Une fois arrivé dans la grande ville au bord de la mer Sombre, le vieillard trouva sans peine le souk des esclaves et vendit à rabais les barbares aux Sumériens. Un dénommé Lagash Our Nannou acheta tout le lot. À force de signes, d’onomatopées et de borborygmes, le maitre parvint à faire comprendre au négociant sumérien qu’il voulait l’accompagner dans son pays. Lagash en profita alors pour récupérer son argent en exigeant une forte somme pour le voyage. Content, Sartigan lui rendit le fruit de sa vente d’esclaves et embarqua sur le navire sumérien, en route vers El-Bab.
Après quelques semaines de voyage en mer et de très longues journées de dromadaire sous un soleil de plomb, Sartigan arriva enfin à la grande tour. Le vieil homme avait vu beaucoup de choses étranges et merveilleuses au cours de sa vie, mais jamais rien de tel. La construction était gigantesque et des milliers d’esclaves travaillaient d’arrache-pied, sous les fouets, à son érection. Des centaines de tailleurs de pierre s’activaient dans le bruit infernal de leurs outils, et des dizaines de maçons dirigeaient la préparation du mortier. Des chargements complets de gigantesques troncs d’arbres venant des grandes forêts du Nord étaient déversés toutes les heures au pied de la tour. Les fidèles, provenant de tous les coins du pays, convergeaient vers El-Bab pour prier avec ferveur le dieu des dieux, l’unique Enki. Comme dans une fourmilière, chaque individu avait sa fonction et occupait sa place dans la hiérarchie du chantier.
Tout près de Sartigan, dans le désert avoisinant la tour, quelques dizaines d’hommes et de femmes, d’humanoïdes et de créatures étranges avaient été enterrés vivants jusqu’au cou. Plusieurs d’entre eux étaient maintenant morts et de gros vautours leur dévoraient le visage. Ces esclaves avaient voulu s’évader et les Sumériens les châtiaient ainsi. Cette exposition permanente et macabre constituait une mesure de dissuasion pour décourager d’autres initiatives du même genre.
Sartigan remercia Lagash Our Nannou pour le voyage et disparut bien vite dans le flot de pèlerins qui convergeaient vers le temple. Le vieil homme commença alors à enquêter sur le chantier afin de retrouver la mère d’Amos.
Le maitre dénicha une canne rudimentaire et se fit passer pour un fidèle d’Enki. Il se composa un personnage de vieux gâteux inoffensif, à moitié sourd et presque muet, mais sympathique et souriant. Ainsi, les gardes, les contremaîtres, les prêtres et même les gardiens d’esclaves le laissèrent se promener où bon lui semblait sans se préoccuper de lui. Après tout, personne ne pouvait se douter que ce vieux fou était en réalité un maitre guerrier capable de contenir à lui seul un bataillon complet de Sumériens enragés. Avec sa longue barbe enroulée autour du cou, ses étranges vêtements de couleur orange et son haleine de cheval, il avait davantage l’allure d’un mendiant que d’un sage ou d’un tueur de dragons venu d’Orient.
Ce n’est qu’après plusieurs semaines de recherche que Sartigan trouva enfin Frilla Daragon. Elle n’avait plus que la peau sur les os et ses yeux, autrefois lumineux, avaient perdu l’éclat des jours heureux. Les Sumériens l’avaient affectée aux cuisines où des dizaines de femmes préparaient chaque jour une épaisse bouillie malodorante pour nourrir les esclaves.
Comme le vieil homme ne connaissait ni l’apparence ni la voix de Frilla Daragon, il avait opté pour une stratégie simple afin de la débusquer. Il se promenait à longueur de journée en répétant sans cesse :
— A… A… Amos Daragon… A… A… Amos Daragon…
De toute évidence, il allait un jour croiser Frilla sur son chemin et elle reconnaîtrait le nom de son fils. De plus, cette attitude lui donnait véritablement l’air d’un vieux sénile.
— Vous connaissez mon fils ? lui demanda un jour une femme qu’il voyait pour la première fois.
— Hummm, fit Sartigan. Toi, mère d’Amos Daragon, ça ?
— Oui, je suis sa mère ! confirma la femme. Où est-il ? Que fait-il ? Donnez-moi des nouvelles, je meurs d’inquiétude un peu plus chaque jour !
— Fils à vous, enchaina Sartigan, très bien dans corps et esprit. Suis ami. Suis ici pour protéger vous, Frilla, Amos Daragon venir pour toi.
— Enfin des nouvelles ! s’écria la femme, soulagée. J’ai tellement pensé à lui…
— Lui aussi, continua le maitre, avoir toi dans cœur et beaucoup inquiet. Maintenant, tout être bien.
— Et Béorf ? questionna encore Frilla.
— Béorf Bromanson, reprit Sartigan, bien mais trop gros. Besoin régime.
Frilla éclata alors d’un grand rire libérateur. Rien ne semblait avoir changé dans la vie des enfants. Ces bonnes nouvelles rallumèrent la vie dans ses yeux et remplirent son cœur d’espoir.
À ce moment, un gardien d’esclaves sumérien assena un coup de bâton dans le dos de Frilla en lui ordonnant de retourner immédiatement au travail. La femme tomba à genoux. Sartigan bondit à la vitesse de l’éclair sur le soldat, le désarma d’un seul doigt et lui cassa le cou d’une habile clé de bras. L’homme s’affaissa mollement sur le sol, mort.
— Mais qui êtes-vous ? demanda Frilla en se relevant. Vous êtes beaucoup plus agile et beaucoup plus fort que vous ne le paraissez…
— Suis ami Amos… et… et… maitre dans pour devenir homme contre tous, articula le vieil homme, un peu incertain de sa phrase.
— Je ne comprends rien de ce que vous dites, affirma la mère d’Amos, mais je suis très heureuse de vous voir. J’espère que nous deviendrons amis et que je pourrai vite vous apprendre à bien parler le nordique afin que vous me racontiez tout sur mon fils. Quand pensez-vous qu’Amos viendra ?
— Lui encore loin, ile de Freyja, tenta d’expliquer Sartigan. Loin sur mer… danger… mais va revenir… quelques mois.
— Très bien, lança Frilla en se remontant les manches. Nous sortirons bientôt d’ici. L’important, c’est d’entretenir l’espoir. Mon défunt mari, Urban, disait toujours que c’est l’espoir qui fait avancer dans la vie. Je retourne au travail avant qu’un autre gardien arrive. Vous restez dans le coin ? Je vous reverrai bientôt ?
— Moi reste, sourit Sartigan, œil sur toi ! Toi avoir gardien à toi. Moi garde yeux ouverts sur toi. Toi, plus de problèmes… Oh non, plus jamais problèmes ici.